À l'écriture de ce titre, je vois déjà se froncer quelques sourcils réprobateurs. J'imagine un scientifique qui, surfant sur la toile, aperçoit le titre de ce billet. "C'est quoi ces sornettes ? Je ne suis pas un conteur, je mène des recherches selon une démarche rigoureuse, je transmets les résultats de mes travaux via des publications scientifiques relues par mes pairs et au cours de congrès avec mes collègues… raconter des histoires, moi, jamais !", pense-t-il dans sa barbe avant de hausser les épaules et de passer à des choses plus sérieuses[1].
Heureusement, ce grincheux est en voie de disparition et les scientifiques élitistes, comme cet astrophysicien qui m'a un jour expliqué qu'il ne parlait pas d'astronomie à un public ne maîtrisant pas les équations différentielles (sic), ne sont plus légion. Les chercheurs comprennent chaque jour davantage l'utilité, voire la nécessité, de parler de leurs travaux à un public plus vaste que celui de leurs pairs. Pour gagner en visibilité, pour transmettre les valeurs de la science, sans doute. Et aussi pour nous faire rêver, pour nous donner à voir des mondes au-delà de notre perception. "Ah non ! Pas pour faire rêver. La science n'a rien d'onirique !", poursuit le scientifique grincheux. N'en déplaise aux rabat-joie, je suis persuadée que, parmi les moteurs du·de la chercheur·euse, le rêve joue un beau rôle, qu'il nourrit "la science de la nuit", pour reprendre l'expression de François Jacob avant la structuration et la vérification des idées, la "science du jour".
Qu'est-ce-qui conduit un·e scientifique à passer des mois et des années de dur labeur sur un sujet de recherche ? La curiosité, le besoin de comprendre, la quête de preuves, de vérité. Pour mener à bien ses travaux, il·elle dispose de ses connaissances, et d'outils méthodologiques. Mais sans imagination et donc sans une part de rêve, je doute qu'un·e scientifique aille bien loin. "Malheur à un monde où le rêve est méprisé - c’est un monde aussi où ce qui est profond en nous est méprisé.", écrivait le mathématicien Alexandre Grothendieck dans Récoltes et Semailles : Réflexions et témoignage sur un passé de mathématicien.
Comment raconter une histoire lorsqu'on mène des recherches si pointues qu'elles ne sont pas seulement inaccessibles au commun des mortels, mais aussi à d'autres scientifiques tant les disciplines se spécialisent ? C'est toute la délicate question de la popularisation de la science. Hubert Reeves, grand vulgarisateur s'il en est, n'a jamais vraiment parlé de ses recherches au grand public. Le ciel de ses récits n'est pas tout à fait le même que le ciel de ses travaux. Qui sait que la nucléosynthèse stellaire ou l'étude de la transition quark-hadron en cosmologie furent deux des sujets de recherche de l'astrophysicien ? Pourtant, Hubert Reeves a rendu de fiers services à la popularisation de sa discipline grâce à ses histoires. J'entends déjà les objections : "Oui, mais c'est plus facile de faire rêver avec le cosmos ! Et puis, à quoi ça sert ?" D'abord, "c'est difficile" n'est pas une raison pour ne pas tenter l'aventure du récit. Ensuite, la vulgarisation est essentielle pour créer du lien entre les initiés et les profanes.
S'il en était besoin, une récente étude scientifique, publiée dans le Journal of Language and Social Psychology et dont Sciences et Avenir se fait l'écho, montre que s'adresser au public en jargonnant, sans faire l'effort de vulgarisation, le conduit à se désintéresser du propos. Les lecteurs d'un texte rempli de mots techniques, fussent-ils éclairés par leur définition, ont l'impression que l'auteur ne s'adresse pas à eux. Ainsi, se sentent-ils désengagés du récit voire de la discipline. Car, au-delà d'un découragement individuel, ce désintérêt peut conduire une partie de la population à la méfiance vis-à-vis de la science.
Si garder un esprit critique, ne pas croire aveuglément tout propos parce qu'il est émis par un·e scientifique me semble une attitude juste, se méfier a priori de tout un champ de l'activité humaine, en l'occurrence la science, me questionne et m'inquiète.
Qui que nous soyons, scientifiques ou pas, lorsqu'il s'agit de communiquer sur nos activités, notre métier, l'exercice peut se révéler difficile surtout si nous avons à cœur d'être compris. Mais pour faire société, raconter est indispensable. Ce sont nos récits qui tissent la toile de notre monde. Et avec quelques outils et un peu d'entraînement, il est possible d'y trouver du plaisir !
[1] On remarquera que le personnage bougon est un homme… Messieurs, surtout ne le prenez pas personnellement, je pense avoir rencontré plus de scientifiques grognons chez les hommes que chez les femmes, mais mon observation n'est sans doute pas statistiquement significative !
Source image : Louis Counet (1652-1721) - Allégorie de la Concorde ou de la Science - Salle du conseil communal de l'hôtel de ville de Liège / Public domain - Commons wikimedia
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